VINGT-TROIS
— C’ÉTAIT INCROYABLE, RÉPÉTA LAUREL TANDIS QU’ELLE ET TAMASI se prélassaient paresseusement sur des coussins posés à côté de tables basses débordant de fruits, de légumes, de jus et de plats de miel dans un étalage de couleurs étourdissant. De la musique emplissait l’air, venant d’une douzaine de directions, pendant que des fées à l’extrémité de la pelouse prenaient leurs aises et dansaient et bavardaient.
— Je ne savais pas du tout que le théâtre pouvait ressembler à cela.
Et ces feux d’artifice à la fin ! Ces gens étaient extraordinaires.
Tamani rit, beaucoup plus détendu à présent qu’ils étaient allongés dans un pré où les classes de fées se mêlaient un peu plus librement.
— Je suis content que cela t’ait plu. Je n’ai pas assisté à une célébration Samhain depuis plusieurs années.
— Pourquoi pas ?
Tamani haussa les épaules, son humeur assombrie.
— Je voulais être avec toi, répondit-il sans croiser son regard. Venir à des festivals ne semblait pas aussi important lorsque cela signifiait te laisser derrière le portail. Particulièrement si l’on pense aux festivités au coucher du soleil.
— Quelles festivités ? s’enquit Laurel un peu distraitement en trempant une grosse fraise dans un bol de miel bleu vif.
— Euh… bien, tu trouverais probablement cela plutôt déplaisant.
Laurel attendit, sa curiosité piquée à présent, puis rit quand il ne poursuivit pas.
— Continue, l’incita-t-elle.
Tamani haussa les épaules et soupira.
— Je pense te l’avoir dit l’an dernier : la pollinisation sert à la reproduction et le sexe est pour le plaisir.
— Je me souviens, se rappela Laurel, ne saisissant pas trop le rapport.
— Donc, pendant de gros festivals comme celui-ci, la plupart des gens… ont… du plaisir.
Les yeux de Laurel s’arrondirent, puis elle rit.
— Vraiment ?
— Allons, les gens ne font-ils jamais des choses semblables dans le monde des humains ?
Laurel était sur le point de lui répondre non quand elle se souvint de la tradition qui voulait qu’on s’embrasse la veille du Nouvel An. Quoique, on devait l’admettre, ce ne soit pas réellement la même chose.
— Je le suppose.
Elle regarda la foule autour d’elle.
— Cela n’ennuie personne ? La plupart de ces gens ne sont-ils pas mariés ?
— Pour commencer, on ne se marie pas à Avalon. Nous célébrons l’union des mains. Et, non, la plupart ne sont pas unis. À Avalon, la raison principale d’une union des mains est d’élever de jeunes plants. Règle générale, les fées ne sont pas prêtes à fonder une famille avant l’âge de – il marqua une pause pour réfléchir – quatre-vingts ans, peut-être cent ans.
— Mais…
Laurel interrompit sa propre question et détourna le visage.
— Mais quoi ? insista gentiment Tamani.
Après un instant d’hésitation, elle se tourna vers lui.
— Est-ce qu’il arrive que de jeunes fées s’unissent les mains ? Par exemple… à notre âge ?
— Presque jamais.
Il semblait savoir ce qu’elle demandait, même si elle ne se résolvait pas à dire les choses de manière directe ; les yeux de Tamani sondèrent les siens jusqu’à ce qu’elle détourne le regard.
— Mais cela ne signifie pas qu’ils ne sont pas entrelacés. Beaucoup de gens sont engagés envers un amant. Pas la majorité ; mais c’est assez courant. Mes parents étaient entrelacés depuis plus de soixante-dix ans avant leur union des mains. L’union des mains diffère légèrement du mariage humain. Ce n’est pas seulement le signe d’un amour engagé, mais une intention de fonder une famille : de créer un jeune plant et de former une unité sociale.
Laurel gloussa, essayant de dissiper la tension qui les enveloppait.
— C’est tellement étrange de penser aux fées ayant des enfants à cent ans.
— C’est tout juste l’âge moyen, ici. Après que nous atteignons l’âge adulte, la plupart d’entre nous ne changent pas beaucoup jusqu’à ce que nous soyons âgés de cent quarante, cent cinquante ans. Mais à ce moment-là, on vieillit plutôt rapidement – du moins, selon les normes féériques. Notre apparence peut passer de celle d’un humain de trente ans à celle d’un humain de soixante-dix ans en moins de vingt ans.
— Est-ce que tout le monde vit jusqu’à deux cents ans ? s’enquit Laurel.
L’idée de vivre deux siècles était ahurissante.
— Plus ou moins. Certaines fées vivent plus longtemps, d’autres moins, mais habituellement pas de beaucoup.
— Arrive-t-il qu’elles tombent malades et meurent ?
— Presque jamais.
Tamani se pencha et lui toucha le bout du nez.
— C’est ta raison d’exister.
— Que veux-tu dire ?
— Pas toi précisément, mais les fées d’automne. C’est comme bénéficier du plus parfait des… zut ; comment les appelez-vous ? Hôtels ?
Il soupira.
— Aide-moi ; là où vont les gens quand ils sont malades.
— Hôpitaux ? suggéra Laurel.
— Ouais.
Tamani secoua la tête.
— Ouf, je n’ai pas oublié un mot humain comme cela depuis longtemps. Je veux dire, nous parlons tous français, mais le jargon propre aux humains est parfois comme une autre langue complètement.
— Tu ne parlais pas français avec ces gardes, plus tôt, fit remarquer Laurel.
— Tu souhaites vraiment un autre cours d’histoire aujourd’hui ? la taquina Tamani.
— Cela ne m’ennuie pas, répondit Laurel, savourant un quartier de nectarine mûre à point.
Le temps des récoltes semblait éternel à Avalon.
— Il s’agissait de mots gaéliques. Au fil des ans, nous avons eu beaucoup de contact avec le monde des humains grâce aux portails.
Am Fear-faire, par exemple, est essentiellement le mot gaélique pour « sentinelle », mais nous l’avons emprunté il y a de nombreuses années quand les humains que nous avons rencontrés parlaient encore cette langue. À notre époque, il s’agit pratiquement d’une formalité.
— Alors pourquoi tout le monde parle-t-il français ? N’y a-t-il pas des portails en Égypte et au Japon également ?
— Et en Amérique, ne l’oublions pas, dit Tamani en souriant. Nous avons aussi eu des contacts avec vos Amérindiens ainsi qu’avec les Égyptiens et les Japonais.
Il rit.
— Au Japon, nous avons eu des échanges considérables avec les Aïnous – les gens qui y vivaient avant l’arrivée des Japonais.
Il sourit grandement.
— Bien que même les Aïnous n’ont jamais tout à fait saisi exactement depuis combien de temps avant eux nous habitions là.
— Des centaines d’années ? tenta de deviner Laurel.
— Des milliers, répondit solennellement Tamani. Les fées sont beaucoup plus anciennes que les humains. Cependant, les humains se sont reproduits et dispersés beaucoup plus vite que nous. Et ils sont tout simplement plus terrestres. Certainement plus capables de subsister dans des conditions climatiques extrêmes. Nos sentinelles réussissent à survivre aux hivers au portail d’Hokkaido seulement grâce à l’aide de nos fées d’automne. À cause de cela, les humains en sont venus à dominer le monde, alors nous devons apprendre à vivre parmi eux, du moins un peu. Et la langue constitue une grande partie de cela. Nous possédons un établissement de formation en Écosse où, comme tu le sais, on parle français. Chaque sentinelle ayant à traiter avec le monde des humains doit être instruite là-bas, au moins pendant quelques semaines.
— Donc, toi et Shar avez été formés là ?
— Parmi d’autres.
Tamani s’animait de plus en plus, parlant sans l’hésitation qui assombrissait toujours son comportement quand il mettait le pied dans Avalon.
— Les opérations clandestines sont habituellement menées par les Diams et très rarement, un Mélangeur a besoin d’un ingrédient qui ne pousse pas à Avalon. Le manoir est érigé autour du portail, au milieu d’une assez grande réserve d’animaux sauvages, alors il garde le portail et il forme aussi un lien sécuritaire contrôlé avec les affaires humaines. On en a obtenu la possession il y a des centaines d’années, à peu près de la même façon dont nous travaillons à acquérir ta terre.
Laurel sourit de l’enthousiasme de Tamani. Il en connaissait nettement plus sur le monde des humains que les autres fées, pas seulement parce qu’il y vivait, mais aussi parce qu’il avait passé sa vie à étudier les humains.
Et il l’a fait afin de me comprendre moi. Il avait littéralement voué des années à comprendre la personne qu’elle deviendrait en tant qu’humaine. Elle avait sacrifié ses souvenirs et quitté Avalon à la demande de la reine précédente, et Tamani l’avait suivie de plus d’une façon. C’était une réalisation surprenante.
— En tout cas, conclut Tamani, le manoir constitue notre lien principal avec le monde à l’extérieur d’Avalon depuis des siècles, alors il est naturel que nous parlions la langue des humains qui vivent près de là. Toutefois, même les experts au manoir comprennent certaines choses terriblement de travers, alors j’imagine que je ne dois pas me sentir trop mal d’oublier un mot ici et là.
— Je pense que tu t’en tires très bien, déclara Laurel en faisant courir un doigt sur le bras de Tamani.
Presque instinctivement, il leva la main pour couvrir la sienne.
Les yeux de Laurel se fixèrent sur cette main. Elle semblait si inoffensive posée là, mais elle signifiait quelque chose et Laurel le savait. Elle leva les paupières et leurs regards s’unirent. Un long moment de silence s’étira entre eux et, après quelques secondes, Laurel retira sa main de sous celle de Tamani. Son expression ne changea pas, mais Laurel se sentit mal quand même.
Elle couvrit la gêne momentanée en se versant à boire du premier pichet qu’elle vit et prit une grosse gorgée. Le breuvage s’écoulant dans sa gorge goûtait le sucre liquéfié.
— Oh mince ! Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle, scrutant le liquide rouge rubis dans son verre.
Tamani y jeta un coup d’œil.
— De l’amrita.
Laurel l’examina d’un air dubitatif.
— Est-ce un genre de vin de fées ? demanda-t-elle, sentant déjà l’alcool lui monter à la tête.
— Genre. C’est du nectar des fleurs de l’arbre Yggdrasil. On ne le sort qu’à Samhain. C’est une manière traditionnelle de porter un toast au Nouvel An.
— C’est génial.
— Je suis heureux que tu approuves.
Tamani rit.
Laurel soupira.
— Je suis bourrée.
Seule la nourriture d’Avalon incitait Laurel à manger jusqu’à l’inconfort. Et elle venait d’atteindre ce stade.
— Terminé, alors ? s’enquit Tamani, l’hésitation revenant discrètement dans sa voix.
— Oh, oui. Assurément terminé, répondit Laurel en souriant, s’installant un peu plus bas sur la pile de coussins.
— Aimerais-tu…
Il marqua une pause et regarda au milieu du pré.
— Aimerais-tu m’inviter à danser ?
Laurel se rassit brusquement.
— Est-ce que j’aimerais, moi, t’inviter, toi, à danser ? Tamani baissa les paupières sur ses genoux.
— Je suis désolé si j’ai parlé trop franchement.
Mais, Laurel l’entendit à peine à travers sa colère.
— Même à un festival, tu ne peux pas simplement me le demander ?
— Est-ce un non ?
Quelque chose dans son ton changea la frustration de Laurel en tristesse. Tamani n’était pas responsable. Sauf qu’elle détestait que même avec elle, il se sentait lié par les ridicules traditions sociales. Elle redressa le menton et repoussa son indignation. Elle ne voulait pas le punir lui.
— Tamani, aimerais-tu danser ?
Ses yeux s’adoucirent.
— J’adorerais cela.
Laurel regarda du côté des danseurs et hésita.
— Je ne sais pas vraiment comment.
— Je vais te montrer… si tu veux.
— D’accord.
Tamani se leva et lui offrit sa main. Il avait renoncé à sa cape des heures auparavant, mais il portait encore les hauts-de-chausse et les bottes noires, assortis à une ample chemise blanche dont les lacets étaient relâchés devant, soulignant son torse bronzé. Il ressemblait à un héros de film : Wesley dans La princesse Bouton d’or ou Edmond Dantès dans Le comte de Monte Cristo. Laurel sourit et prit sa main.
Ils se dirigèrent lentement plus près d’un groupe de musiciens ; la plupart jouaient des instruments à cordes que Laurel n’aurait pas pu nommer, mais elle reconnut les bois : des flûtes et des cornemuses et quelque chose comme une clarinette simple. Tamani la guida avec habileté dans des pas de danse qu’elle semblait presque se rappeler, ses pieds bougeant avec une grâce qu’elle ne savait pas posséder. Elle bondissait et donnait des coups de pied de concert avec les autres couples et, même si elle ne dansait pas tout à fait avec autant d’élégance que tout le monde, elle aurait pu se débrouiller dans une réunion humaine similaire. Le pré au doux parfum s’emplissait de plus en plus de gens à mesure que les autres quittaient leurs repas pour se joindre à la danse, et bientôt, Laurel fut inondée par une mer de membres souples et de corps gracieux, roulant et se balançant et même s’écrasant au rythme de la musique enivrante des fées d’été – leurs vêtements vaporeux voltigeant dans l’air tempéré de l’éternel printemps d’Avalon.
Tamani guida Laurel en la tenant sous son bras pour l’entrainer dans une longue chaîne de tours sur eux-mêmes qui donnèrent le tournis à Laurel, et elle s’effondra sur son torse, riant et respirant fort. Elle mit un moment à réaliser à quel point elle se collait contre lui. C’était différent qu’être près de David ; pour commencer, Tamani était beaucoup plus près de la grandeur de Laurel. Debout si près l’un de l’autre, leurs hanches se rencontraient parfaitement.
Elle sentit son bras serré dans son dos, la retenant. Il la libérerait certainement si elle s’écartait, mais elle s’en abstint. Il fit courir ses doigts dans les cheveux de Laurel, puis enserra l’arrière de son cou, inclinant sa tête d’une pression. Il laissa son nez reposer doucement contre le sien et son souffle était frais sur son visage alors qu’elle fermait ses doigts contre la peau nue entre les lacets de sa chemise.
— Laurel.
Le murmure de Tamani était si doux qu’elle n’était pas totalement certaine de l’avoir entendu. Et avant qu’elle ne puisse protester, il l’embrassa.
Sa bouche était douce, délicate et tendre contre la sienne. Son goût sucré se fondit avec le sien. La danse autour d’eux devint une valse tranquille alors que la Terre semblait ralentir dans son orbite, puis s’arrêter, juste pour elle et Tamani.
Pour un instant seulement.
L’illusion disparut brusquement quand Laurel tourna la tête, brisant le contact, et se força à s’éloigner. Hors de la pelouse, loin des danseurs. Loin de Tamani.
Des sentiments colériques et confus tourbillonnaient en elle pendant qu’elle quittait le pré. Tamani la suivit sans prononcer un mot.
— Je devrais partir, dit-elle vaguement, sans se tourner vers lui.
Et ce n’était pas seulement un prétexte sans fondement. Elle ne savait pas exactement combien de temps elle avait dansé, mais probablement trop longtemps. Elle devait rentrer. Elle se dirigea dans la direction générale du portail, selon ses suppositions, espérant qu’elle commencerait à reconnaître son environnement.
Elle attendit avec optimisme que la main de Tamani touche sa taille pour la guider doucement sur la bonne voie comme il l’avait fait tant de fois auparavant.
Elle n’eut pas cette chance.
— Tu pourrais au moins présenter tes excuses, déclara Laurel.
Elle était maintenant d’humeur maussade, sans savoir précisément pourquoi. Sa tête était une grosse masse de confusion.
— Je ne suis pas désolé, dit Tamani, d’une voix pas du tout contrite.
— Bien, tu le devrais ! lança Laurel en se tournant vers lui juste une seconde.
— Pourquoi ? demanda Tamani, d’une voix si calme qu’elle en était agaçante.
Laurel pivota pour le regarder en face.
— Pourquoi devrais-je être désolé ? Parce que j’ai embrassé la fille que j’aime ? Je t’aime, Laurel.
Elle essaya de ne pas avoir le souffle coupé par ses paroles, mais elle n’était pas du tout prête à les entendre. Il avait fait connaître ses intentions – sans ménagements aucuns, parfois – mais il ne lui avait jamais déclaré directement qu’il l’aimait. Cela donnait à leur flirt un tour trop sérieux. Trop de conséquences. Cela la rapprochait trop de l’infidélité.
— Combien de temps suis-je censé rester en arrière et simplement attendre que tu reprennes tes esprits ? J’ai été patient. Pendant des années, j’ai été patient, Laurel, et je suis fatigué.
Il la tenait doucement par les épaules, se penchant en avant juste un peu pour la regarder directement dans les yeux.
— Je suis fatigué d’attendre, Laurel.
— Mais David…
— Ne me parle pas de David ! Si tu veux me dire d’abandonner parce que tu n’aimes pas cela, alors dis-le. Mais ne t’attends pas à ce que je m’inquiète des sentiments de David. Je me fous de David, Laurel.
Il marqua une pause, son souffle bruyant et haletant.
— Je me soucie de toi. Et quand tu me regardes avec cette douceur dans les yeux, poursuivit-il, ses doigts s’enfonçant juste un peu plus fermement, et que tu donnes l’impression que ta seule envie est que je t’embrasse, alors je vais t’embrasser : et que David aille au diable, conclut-il à voix basse.
Laurel se détourna, la tête douloureuse.
— Tu ne peux pas, Tam.
— Que voudrais-tu que je fasse alors ? demanda-t-il, la voix si rauque et vulnérable qu’il lui fallut toutes ses forces pour continuer à le regarder.
— Attendre… simplement.
— Attendre quoi ! Que tes parents meurent ? Que David meurt ?
Qu’est-ce que j’attends, Laurel ? demanda-t-il, la voix plaintive.
Laurel se tourna et recommença à marcher, essayant désespérément de laisser les paroles de Tamani derrière elle. Elle arriva en haut d’une colline escarpée et au lieu de voir un tas de maisons de fées, elle baissa les yeux sur une plage de sable blanc pur avec des vagues bleu saphir léchant le rivage. Quelque chose clochait là-dedans – on ne sentait pas la mer – mais elle ne pouvait pas changer de direction, Tamani la suivait. Alors, elle continua d’avancer, ses pieds lents dans le sable clair étincelant.
Elle croisa les bras sur sa poitrine en s’arrêtant. Elle avait atteint l’eau. Elle ne pouvait aller nulle part ailleurs. Le vent souffla dans ses cheveux, les chassant de son visage.
— Je n’aime pas que tu sois si loin, dit Tamani après une longue pause.
Sa voix avait l’air de nouveau normale, sans la pointe d’amertume.
— Je m’inquiète. Je sais que tu es protégée par des gardes, mais…
J’aimais mieux quand tu habitais sur la terre. Je n’aime pas confier ta vie à d’autres fées. J’aimerais… J’aimerais pouvoir sortir et y aller moi-même.
Laurel secouait déjà la tête.
— Cela ne fonctionnerait pas, dit-elle fermement.
— Tu ne penses pas que je ferais un assez bon travail ? s’enquit Tamani, la regardant avec un sérieux que Laurel n’aima pas.
— Cela ne fonctionnerait pas, répéta-t-elle, sachant que son raisonnement était très différent de celui de Tamani.
— Tu ne veux pas de moi dans ton monde humain, déclara doucement Tamani, ses mots emportés vers elle par la légère brise.
La vérité de cette accusation murmurée la piqua au vif et elle se détourna de lui.
— Tu as peur que si je faisais partie de ta vie humaine tu doives peut-être prendre une vraie décision. En ce moment, tu as le meilleur des deux mondes. Tu as ton David.
Il prononça le prénom avec mépris, la colère pointant le nez dans son ton. C’était mieux que la douleur qu’elle y avait décelée avant. Elle souhaita presque qu’il crie. La colère était tellement plus facile que la tristesse, la douleur.
— Et ensuite tu viens ici et tu m’as quand tu me veux. Je suis à ton entière disposition et tu le sais. Penses-tu parfois à ce que je ressens ? Chaque fois que tu t’en vas – que tu retournes vers lui – tu réduis mes émotions en miettes à tout coup. Parfois…
Il soupira.
— Parfois, j’aimerais que tu cesses complètement de revenir.
Il laissa échapper un grognement frustré.
— Non, je ne veux pas réellement cela, mais c’est juste… c’est tellement difficile quand tu pars, Laurel. J’aimerais que tu voies cela.
Une larme coula sur la joue de Laurel, mais elle la frotta pour l’essuyer, s’obligeant à rester calme.
— Je ne peux pas rester, dit-elle, heureuse que sa voix soit solide, forte. Si je viens ici… chaque fois que je viens ici… je dois partir, un jour ou l’autre. Ce serait peut-être mieux si je cessais complètement de venir – plus facile.
— Tu dois revenir, affirma Tamani, l’inquiétude empreinte dans sa voix. Tu dois apprendre à devenir une fée d’automne. C’est ton droit de naissance. Ta destinée.
— J’en sais suffisamment pour me débrouiller un temps, insista Laurel. Ce dont j’ai besoin à présent, c’est de pratique, et je peux m’exercer à la maison.
Ses mains tremblaient, mais elle croisa les bras sur sa poitrine pour tenter de le dissimuler.
— Ce n’est pas le plan, rétorqua Tamani d’une voix qui sonna presque comme une réprimande. Tu dois revenir régulièrement.
Laurel s’obligea à parler calmement, fraîchement.
— Non, Tamani. Ce n’est pas nécessaire.
Leurs regards se croisèrent et ni l’un ni l’autre ne sembla capable de détourner les yeux.
Laurel flancha la première.
— Je dois partir. Il vaut mieux pour moi être à la maison avant la noirceur. J’ai besoin que tu me raccompagnes au portail.
— Laurel…
— Le portail ! ordonna-t-elle, sachant qu’elle ne pourrait pas supporter ce qu’il avait à dire.
D’une façon ou d’une autre, elle avait gâché toute leur journée et à présent elle voulait seulement y mettre fin.
Tamani se raidit, mais la défaite marquait son visage. Laurel s’en détourna. Elle ne pouvait pas regarder. Il posa la main dans son dos et la poussa gentiment en avant, ses doigts sur sa taille, la guidant depuis son poste, un pas derrière elle.
Quand ils atteignirent les murs de pierres entourant les portails, Tamani fit un signal de la main aux gardes à l’entrée et l’un d’eux partit en courant.
Après quelques secondes, Tamani prit la parole.
— Je… je veux seulement que tu sois en sécurité, déclara-t-il d’un ton d’excuse.
— Je sais, murmura Laurel.
— Et qu’en est-il de cette femme, cette Klea ? s’enquit Tamani. L’as-tu revue ?
Laurel secoua la tête.
— Je t’ai dit que je n’étais pas certaine de pouvoir lui accorder ma confiance.
— Sait-elle à ton sujet ? demanda Tamani, se tournant brusquement pour la regarder en face. A-t-elle la moindre idée que tu es une fée ?
— Oui, Tamani. Je lui ai tout avoué dès l’instant où je l’ai rencontrée, déclara Laurel avec sarcasme. Non, bien sûr qu’elle ne sait pas ! J’ai été très prudente…
— Parce qu’à la seconde où elle le découvre, poursuivit-il, parlant par-dessus elle encore une fois, à l’instant où elle l’apprend, ta vie est en danger.
— Elle ne le sait pas, cria Laurel, attirant l’attention des gardes.
Mais elle s’en foutait.
— Et même si c’était le cas : alors quoi ? Va-t-elle changer d’avis et essayer de me tuer à la place ? Je ne pense pas.
C’était étrange de défendre le point de vue opposé à celui qu’elle avait adopté avec David quelques semaines auparavant, mais la logique semblait la quitter.
— Je vais bien ! s’exclama-t-elle, exaspérée.
Ils tournèrent tous les deux la tête au son de pas s’approchant — un groupe de gardes. Tamani baissa la tête et il recula d’un pas, prenant sa place derrière l’épaule de Laurel. Elle pouvait toutefois entendre sa respiration lourde de frustration.
Le groupe de soldats s’écarta pour laisser voir Yasmine, la jeune fée d’hiver.
— Oh, dit Laurel, surprise. Je pensais qu’ils enverraient chercher… quelqu’un d’autre, conclut-elle faiblement quand les doux yeux verts de la fillette se tournèrent vers elle.
Yasmine ne dit rien, se contentant de se tourner vers le mur.
— Peut-elle l’ouvrir toute seule ? chuchota Laurel à Tamani.
— Bien sûr, rétorqua Tamani, le ton tranchant. Ce n’est pas un talent. On doit simplement être une fée d’hiver.
Des sentinelles les guidèrent le long du sentier menant aux quatre portails. Tamani suivit silencieusement Laurel, ne la touchant pas du tout. Laurel détestait être ainsi avec lui, mais elle ne savait pas quoi faire d’autre. Ses deux mondes, ses deux vies qu’elle avait tenté si fort de garder séparées entraient en collision. Et elle se sentait impuissante devant la situation.